Imprimer la page JOB Stories - Mars 2011

Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

 

La lieutenante Price Fisher - surnommée “Toy” par ses collègues en raison de sa petite taille et de son homonymie avec un célèbre fabricant de jouets - n’en croyait pas ses yeux. Le rapport indiquait qu’on venait d’arrêter trois mâles en une semaine, en trois endroits différents. Le premier, d’âge jeune, portait une veste côtelée en velours, dans un état impeccable, alors qu’on ne commercialisait plus ce modèle depuis au moins vingt ans. Les tempes du second commençaient à blanchir.

Quant au troisième, il n’était parvenu à dissimuler sa main artificielle : la technologie faisait des miracles, mais la différence entre la peau composite et le moignon originel restait visible. Tous trois possédaient le même code génétique. Une seule et même personne, en trois exemplaires d’âges distincts.

Sa collègue Mo, une asiatique sexy avec laquelle Price aurait volontiers partagé plus qu’un bureau, restait partisane de la théorie d’une filière illégale.

“- Toy, on raconte que depuis la Réforme Matriarcale, il s’est développé des poches isolées de mâles cherchant à reprendre le pouvoir…

-    Donc d’après toi, ces trois zozos seraient les fruits d’un clonage ? »

Mo acquiesça. Price commençait à douter...

Pour autant, elle n’avait pas le courage de procéder aujourd’hui à un interrogatoire en bonne et due forme des trois mâles. L’exercice était éprouvant, au-delà du supportable. Chaque entretien était réalisé au moyen de connexions neurales. Un processus dangereux pour celles qui s’y aventuraient sans entraînement spécifique. Depuis la Réforme, les contacts physiques avec des individus de sexe masculin étaient interdits. Au début, certaines avaient imaginé que le sexe pourrait faire partie des exercices tolérés. Cela c’était révélé trop dangereux pour le pouvoir en place. On avait même vu des mâles menacer les femmes du Premier Cercle : l’entourage direct de la Présidente ! Il avait fallu agir.

La Grande Purge avait rendu nécessaire la fabrication d’ersatz spirites, des reproductions synthétiques de schémas mentaux masculins, utilisées pour l’entraînement des enquêtrices spécialisées. Price travaillait sur ces ersatz comme une pianiste répétant le même morceau, pour conserver l’aisance de son doigté, sans connaître la date du grand concert. Ce ne serait pas pour aujourd’hui. L’interrogatoire d’un « homme » - comme ils auraient souhaité qu’on les nomme - nécessitait davantage de préparation. En mode neural, le mensonge devenait impossible : il était immédiatement détecté. Mais cela fonctionnait dans les deux sens. D’où ces entraînements qui permettaient aux enquêtrices de développer des barrières mentales, véritables forteresses censées contenir les intrusions. En théorie, Price faisait partie des meilleures. On lui avait attribué le grade Spirite de niveau 1. Cela ne signifiait plus grand chose lorsqu’on se trouvait confrontée à un vrai mâle… a fortiori lorsqu’il y en avait trois !

En sortant de son bureau, Price se cogna littéralement contre Michelle Beauregard.

La canadienne de 34 ans avait intégré le service de recherche huit mois auparavant.

Price avait repéré cette géante blonde lors des séances hebdomadaires de spiritualité, mais elles n’avaient jusque là échangé que des salutations empruntées.

“- Alors, Toy, on ne regarde pas où on va aujourd’hui ? Tu sembles bien pressée...”
Price détestait que des personnes qu’elle connaissait à peine utilisent son surnom, mais il fallait prendre cela pour une tentative amicale de créer un lien.

“- Sorry Michelle, je suis un peu préoccupée, la journée a été mauvaise...

- Tu veux en parler ?

- Tu pourrais peut-être me donner un tuyau sur un cas bizarre... après tout, tu fais partie des scientifiques de pointe de ce département...”

La canadienne n’avait pas perçu la pointe d’ironie. Ou elle l’avait volontairement ignoré. Michelle l’invita à la cafet’ du 5ème étage, où l’on servait d’excellents cappuccinos, à l’ancienne. Une fois attablée, Price se rendit compte que de nombreuses collègues étaient encore sur place, visiblement peu pressées de rentrer chez elles après leur journée de travail...

“- Nous sommes tombées sur un cas de clonage... Mo penche pour la thèse d’une manipulation génétique clandestine... Trois hommes d’âges différents, porteurs du même ADN… Tu y crois, toi, à cette légende de filière qui isolerait des gênes masculins afin de fabriquer des tueurs à gage en série ?”

Price eut tout juste le temps de terminer sa question. Dans la cafétéria, des cris retentirent. Un commando, composé de plusieurs dizaines de mâles, venait de sortir de nulle part. Les lueurs foudroyantes des armes lui laissèrent à peine le temps de comprendre son erreur. Il ne s’agissait pas de clonage, mais d’une faille dans le continuum espace-temps. Un même individu était parvenu à concentrer en ce lieu unique chaque seconde de son passé et de son avenir. À la fois singulier et multiple, il venait de mettre en œuvre la tentative ultime de sauver la race masculine. Lorsque Price s’écroula sur le corps de Michèle, sa dernière pensée fut qu’il était sur point d’y parvenir.

 

(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition Mars 2011)

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