Imprimer la page JOB Stories - L'ange déçu

Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

L'ANGE DÉÇU

Raphaëlle venait d'échouer. Dans son secteur d'activité, un boulot égalait une vie. Par conséquent, elle se retrouvait à la fois au chômage et en deuil.

Pourtant, durant les quinze premières années de Raphaël, son protégé, tout paraissait normal. Rien ne laissait présager le drame, à part sa propension à la mélancolie, une maladresse prononcée, bref rien d'inquiétant.

Raphaëlle s'occupait de Raphaël en dilettante. Je vous précise tout de suite qu'il est courant, chez les anges gardiens, de féminiser (ou de masculiniser) leur prénom d'après la personne qu'ils ont en charge.

Raphaëlle – appellation idéale pour un ange - en était à sa dixième nomination, ce qui représentait beaucoup dans une carrière aussi récente que la sienne : cinq suicides, une maladie, trois accidents - dont au moins deux qu'elle aurait pu éviter, si elle n'avait pas été dans les nuages !

Elle avait reçu un rappel à l'ordre : son nouveau protégé devait l'être, vraiment.

Quinze années de tranquillité s'étaient s'écoulées lorsque survint le premier chagrin d'amour de l'adolescence de Raphaël. Manque de bol, il était tombé amoureux de Lucie, la fille la plus border line du lycée. Une petite brune aux cheveux courts, qui fumait déjà, et pas que des cigarettes. Celle dont on disait qu'elle faisait des choses dans les toilettes des garçons. Plein de choses. Gratuitement. Et qu'elle aimait ça. Il existe une Lucie dans tous les lycées du monde. Vous aussi, vous en connaissiez une ? C'était peut-être vous ? Dans ce cas, vous savez déjà pour quelle raison Lucie ne coucha jamais avec Raphaël : elle préférait les mecs plus âgés qu'elle !

Pourtant, il lui avait dédié un poème, recopié d'après un bouquin qu'il avait trouvé à la bibliothèque. Il avait cherché durant des heures le bon vers, afin de n'avoir qu'à modifier la rime finale. Une rime pauvre, certes, mais explicite :

Et je voyais rayonner d'aise

Tous ces regards du paradis

Lucie, il faut que je te baise

Malgré le respect de l'octosyllabe, cette interprétation personnelle des Contemplations de Victor Hugo n'eut pas l'effet escompté. Lucie ridiculisa Raphaël, au-delà du raisonnable. Le poème détourné fit le tour du lycée, confirmant une réputation de looser que Raphaël avait tenté d'endiguer comme on s'escrime à dresser un barrage contre un tsunami.

Chaque étudiant a peur de devenir le looser de son lycée. Du coup, le fait d'en avoir trouvé un soulage tous les autres. Comme au jeu du pouilleux, il s'agit de ne plus s'en approcher, de peur de se faire refiler la mauvaise carte.

A partir de ce jour, par crainte de contagion, même les petits boutonneux refusèrent de serrer la main de Raphaël. Les filles les plus moches, les grosses que personne n'osait draguer, considéraient avec mépris ce type qui écrivait des propositions salaces, en les faisant passer pour de la poésie.

Raphaëlle fit son possible pour mettre sur la route de son protégé des signes d'espoir. Il y eut cette voisine, qui sortait les poubelles pile au moment où Raphaël rentrait du lycée. Elle n'attendait qu'une parole, un ' salut ', même marmonné, pour entamer la conversation avec lui.

Mais Raphaël passait devant elle en baissant la tête, rougissant, repensant à l'humiliation que lui avait fait subir Lucie. Plus personne n'aurait l'occasion de se moquer de lui ! Il allait se venger, tout foutre en l'air ! Raphaëlle paniquait.

Nous étions post tuerie du lycée de Columbine, Colorado. Les ados ne réglaient plus leurs comptes à coups de poing. Pour les anges gardiens, c'était devenu un gros bordel.

Lorsque Raphaël débarqua dans la classe de Lucie, armé d'un couteau de cuisine, la prof se cacha derrière son bureau. Les filles hurlèrent. Les mecs n'esquissèrent pas le moindre geste. Lucie se laissa tirer par le bras. On aurait dit que ça l'amusait !

Sur le toit du lycée, tout allait dégénérer. Raphaëlle le savait. Sauf que, pour elle, ça signifiait la radiation à vie. Enfin, à mort. Bref, il fallait agir.

Raphaël était en train de pousser Lucie vers le rebord du toit lorsqu'elle apparut. Un truc sobre, pas une lueur blanche avec un grand ' pouf ', comme dans les séries B. Elle se matérialisa simplement sous forme humaine, féminine. Presque normale. Les deux ados la regardèrent, effrayés. Raphaëlle, en pleine improvisation, n'en menait pas large non plus.

' - Raphaël, arrête, tu n'as qu'une vie, ne la gâche pas... '

' - Mais c'est qui, cette pouf ? ' Lucie avait choisi la mauvaise réponse.

Au point où elle en était, Raphaëlle décida de la pétrifier sur place. Comme elle ne possédait aucun de ces pouvoirs, elle se contenta d'un regard glacial.

' - La pouf, c'est l'ange gardien de celui qui s'apprête à te balancer d'une hauteur de vingt mètres, alors si j'étais toi, je la fermerais. '

Raphaël sembla reprendre ses esprits.

' - Vous êtes quand même vachement agressive, pour un ange... '

' - Ta gueule ! ' L'ange qui s'était exprimé ainsi n'était pas Raphaëlle, mais un beau garçon brun, qui venait de se matérialiser aux côtés de Lucie.

' - Luc, je présume ? ' Raphaëlle n'avait pas besoin qu'on lui fasse les présentations pour supposer qu'il s'agissait de l'ange gardien de la partie adverse. Ce dernier s'adressa à elle :

' - Alors, toi, pour commencer, tu es grillée là haut. Une apparition en pleine journée dans le monde réel, c'est la faute lourde, direct ! '

' - Euh, dans ce cas tu m'expliques comment faire pour empêcher mon protégé de buter la tienne ? D'abord, si t'avais fait ton boulot correctement, elle ne serait pas droguée et dépravée, à quinze ans ! '

' - Non mais, t'as vu comment elle parle de moi, l'autre ? Retourne d'où tu viens, avec tes jugements d'ange à la con. De toute façon je suis même pas baptisée et je t'emmerde ! '

Dans un geste qui se voulait chevaleresque, Raphaël se jeta sur son ange gardien, essayant de la pousser dans le vide, histoire de prouver son courage auprès d'une Lucie qui se sentait agressée. Cette dernière tenta de le retenir.

Luc intervint.

' - Laisse-le faire, Lucie... '

Lucie... Faire... Raphaëlle comprit à cet instant que Luc n'était pas davantage un ange que sa protégée. Un combat manichéen s'imposait.

Elle n'eut pas le temps d'agir, ni d'expliquer à Raphaël que les apparitions d'anges gardien restent des phénomènes visuels, pas des matérialisations au sens strict. Raphaël traversa le spectre de sa protectrice et, emporté dans son élan, se précipita malgré lui dans le vide.

Lucie passa trois mois en hôpital psychiatrique, Luc rejoignit les ténèbres dont il était originaire, tandis que Raphaëlle intégrait, pour toujours, la catégorie des anges gardiens sans emploi.

 

(Source : Journal l'offre d'emploi alsace - Edition décembre 2010)

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