Imprimer la page Job Stories, mars 2010

Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

JOB Stories

Une tueuse doit savoir s’habiller.

Moi, par exemple, je suis plutôt une tueuse en Prada. Et Gucci, pour les accessoires.

Mon autre atout, c’est le regard. « Eye contact », comme disent les Anglos saxons. Franc, direct, inquisiteur. Avec moi, pas de faux fuyant.

L’intensité d’une poignée de main, le timbre d’une voix, le sens caché d’un mot : j’ai été configurée pour traquer, repérer et analyser la moindre faille. Le tout, en tâche de fond. Avec un sourire qui ne laissera jamais rien paraître de mes pensées. Une tueuse, je vous dis.

Mes ongles sont parfaitement manucurés, polis et vernis avec goût. Mon maquillage est assorti à la couleur de mes vêtements. Mon parfum ? Une fragrance originale, composée par un ami qui est « nez » chez Edouard Pinaud, parfumeur depuis 1830. J’ai du goût.

Et de la culture. Pas seulement deux ou trois idées pré formatées, issues d’un quelconque digest « pour les nuls ». Évoquez devant moi une oeuvre musicale, picturale, ou encore le dernier ouvrage que vous avez aimé. Vous avez intérêt à l’avoir lu. Et compris. Parce que moi, je le connais par coeur. Il y a même de fortes chances pour que j’en connaisse personnellement l’auteur. Vous pouvez chercher. Vous ne trouverez jamais rien de compromettant sur moi.

Profil Facebook, CV sur Viadéo, Blog… Tout concorde, et reste de toutes façons inaccessible au commun des mortels. Pour eux, pour vous, je n’existe pas. Vous m’avez peut-être déjà croisée, derrière la vitre fumée d’une voiture trop grande, mais vous n’en avez rien su.

Je suis une tueuse des sommets. Je ne fume pas, ne bois que du champagne millésimé, avec parcimonie, possède une salle de sport personnelle, avec coach. Des nutritionnistes s’assurent de l’équilibre de mon régime alimentaire. Pas de viande, ni de sucres. Des fruits et des  légumes, choisis en fonction de leur richesse en oligo éléments, en polyphénols et en antioxydants.

Je n’ai pas d’âge, pas d’accent particulier, quelle que soit la langue dans laquelle je m’exprime. J’en maîtrise sept, couramment. J’en comprends trois autres, que je ne me hasarderai jamais à parler en public. Du moins tant que ma diction ne sera pas totalement juste. Une tueuse doit savoir s’exprimer intelligiblement.
Vous me croyez réservée ? Je ne suis pas timide mais je ne ressens pas l’amour. Cette invention du XVIème siècle, bientôt dépassée pour vous, est depuis longtemps obsolète pour moi. Le sexe ? Un besoin ponctuel, facile à combler, surtout lorsque l’on possède mes atouts. Des traces ? Je suis une tueuse, dois-je le répéter ?
J’ai été entrainée, avec pour seul objectif la performance. Pure. Élevée au rang d’art majeur. Les personnes qui font appel à mes services ne peuvent se permettre la moindre erreur. Pour ce type de prestations, elles sont prêtes à payer le prix fort, plutôt que d’assumer les conséquences de leurs actes.

Elles ne se saliront jamais les mains. Et les miennes sont exemptes de la moindre preuve compromettante. Mes empreintes digitales ne sont répertoriées nulle part. Mon passeport ne ressemble pas aux vôtres. Je ne voyage qu’en avions privés, empruntant des entrées parallèles, circulant dans des lieux dont vous ne soupçonnerez jamais l’existence. Tantôt au-dessus, parfois en-dessous, toujours ailleurs.

Mon nom n’est relié à aucune base de données. Mon prénom varie au gré des missions et de la saisonnalité (quelle faute de goût de porter le même toute l’année).

Chacune de mes missions se déroule selon un plan précis, toujours différent. Seule la conclusion reste identique.

Certaines personnes se croient intouchables. Elles ont l’argent, le pouvoir, et bien souvent quelques dossiers compromettants, qui leur assurent l’impunité à 99%. Je suis le pourcentage restant. Le grain de sable dans la machine.

Lorsqu’elles sont devenues trop gênantes, on fait appel à mes services.

Pourquoi est-ce que je vous parle de tout ça, au fait ? Vous n’en avez pas la moindre idée ? Pourtant, vous êtes en train de lire ces lignes sur un journal ou sur un blog. Vous croyez que ces mots sont sortis tout droit de l’imaginaire d’un auteur, qui signera en bas de page ou sur son profil.

Retournez au présentoir, ouvrez un second journal. Sortez de chez vous et connectez-vous à ce blog à partir d’un autre ordinateur. Toujours la même chose. Cela vous rassure ? Vous croyez être comme tout le monde ? Ainsi, vous êtes persuadé de n’avoir rien à craindre. Et pourtant, vous sentez bien que quelque chose ne tourne plus rond. Vous pensez qu’à ce niveau d’expertise, je ne suis pas en mesure d’acheter un serveur Web privé ? Vous me croyez incapable d’imprimer un support à 150 000 exemplaires ? Rien que pour vous ? Vous ne comprenez pas ?

Quelques lignes plus haut, je vous rappelais que, pour moi, vous n’êtes rien, et maintenant, vous restez accroché à ces lignes, en vous demandant ce qui va vous arriver.

Comme si vous n’en saviez rien… Il existe plusieurs techniques pour tromper l’ennemi. La mienne est de l’informer. La désinformation suivra, pour les autres.

Mais pour vous, je suis là, rien qu’à vous. Profitez-en. Depuis le début de cette journée, vous avez senti mon parfum, croisé mon regard de glace, louché sur mon décolleté parfait, sans vous douter une seule seconde du fait que toute cette mise en scène avait été créée rien que pour vous. Pourquoi ?

Parce que vous n’avez pas de bol. Hier, j’ai donné ma démission. Enfin, j’ai buté numéro un. Maintenant, le boss, c’est moi. Et j’ai décidé de changer d’orientation. Vive le marketing de masse, en one to one. Ma cible du jour, c’est vous. Mes moyens sont illimités. Mon pouvoir de décision absolu. Arbitraire. Rassurez-vous, ça aurait pu être pire. Vous auriez pu passer sous un bus, être victime d’un tremblement de terre ou d’un Tsunami.

Moi, j’ai été victime d’un auto licenciement. Du coup, je suis devenue auto entrepreneur. J’ai été très bien conseillée.

À présent, vous arrivez au bout de l’avant dernière ligne. Je n’écrirai pas la dernière. Elle ne vous servirait à rien, puisque vous ne la lirez pas. Levez légèrement la tête, ça me permettra d’ajuster mon tir proprement. Merci.

PS : Ok, vous lisez ces lignes, du coup vous êtes rassuré, peut être même n’avez-vous jamais été inquiet ? Si j’étais vous, j’essaierais d’appeler des proches, dès maintenant.

Si vous ne parvenez pas à les joindre, dites-vous que vous êtes déjà mort, sans vous en être rendu compte. Quand je vous disais que je suis la tueuse parfaite…

(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - mars 2010)

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