Imprimer la page JOB Stories - looking for beckie (3/6)

Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

LOOKING FOR BECKIES (3/6)

Tu conduis une Cougar, année modèle 1999. Le dernier grand coupé produit par Ford en Europe. Tu aurais préféré une Mustang. Tu aimes les bagnoles américaines, moins pour leurs qualités intrinsèques que pour le rêve qu’elles véhiculent.

Sauf que là, en l’occurrence, il s’agit de fuir un cauchemar.

La vitre arrière droite vient d’éclater. Tu pensais qu’une détonation faisait davantage de bruit.

Tu penses, donc le tireur a raté sa cible. Pas sûr que Descartes apprécierait ton interprétation postmoderne de son Discours de la Méthode.

Tu es hors de portée maintenant, même si la vitesse à laquelle tu as négocié le premier virage a failli te faire basculer définitivement hors du monde de la pensée.

Tu jettes un coup d’œil à l’horloge du tableau de bord. Bientôt 19h00. Tu as le temps d’aller voir Steph. Ton indic.

Un type aussi grand et blond que tu es petit et brun. Vous avez suivi un cursus similaire depuis le collège. Même promo à Sciences po. Tu étais en section Politique et Social. Lui, en Service Public. Il t’avait surnommé « Le Voltairien », car tu pratiquais déjà une distanciation amusée face à tes contemporains. Toi, tu l’appelais « Le Bon Aryen ». Juste pour l’emmerder. Tu as bifurqué vers le journalisme, et lui, logiquement, vers la haute administration.

Au début des années 2000, vous vous êtes perdus de vue. Puis Beckie a insisté pour que tu recontactes ce « vieux pote » dont tu lui parlais si régulièrement. Quand on a peu d’amis, c’est dommage d’en perdre un en route, tu as pensé.

Tu l’as appelé, vous avez renoué. Depuis, vous allez souvent dîner chez l’un ou chez l’autre. Tu as sympathisé avec sa femme. Tu l’as même baisée, une fois. Mal. Tu supportes son fils et son chien. Vous passez généralement vos soirées à évoquer le temps radieux de vos vies étudiantes. Embellissement illusoire d’un passé fade, histoire de cacher l’ennui présent.

Jusqu’à ce fameux soir, il y a trois mois. Vous aviez un peu abusé du Bordeaux, une fois n’est pas coutume. Le regard bleu de Steph semblait perdu derrière un indicible brouillard. Il t’a confié qu’il était tombé sur un dossier « dérangeant ». Des mouvements de capitaux pas clairs. Pour que ça attire l’attention de Bercy, tu t’es dit qu’il devait s’agir de quelque chose de gros. Tu lui as promis de ne pas ébruiter l’affaire, du moins tant que tu n’aurais pas des infos solides. Une fois que le dossier serait béton, tu lâcherais tout. Tu l’as rassuré en lui sortant ton couplet habituel sur la préservation de l’anonymat des sources. Il n’avait rien à craindre. A part le fait que ce scoop rapporte un beau paquet. Bref, vous alliez dénoncer un trafic de pognon afin d’arrondir vos fins de mois. L’éthique journalistique en bandoulière.

Quand tu as vu les gyrophares sur le Quai de Bercy, tu as prié pour que cela n’ait aucun rapport avec cette histoire. Tu as continué jusqu’au barrage. Le flic a lorgné sur le toit défoncé de ta Cougar. Pour éviter qu’il en fasse le tour et remarque l’impact de balle à l’arrière, tu as sorti ta carte de journaliste. En cachant le nom avec ton doigt. Et enchaîné sur la fameuse scène du deux.

« - Bonjour, Burt Lancaster, de Direct Soir. Vous pouvez me dire ce qui se passe ? On vient de m’envoyer ici… »
Le représentant des Forces de l’Ordre te regarde d’un air peu amène. Il n’a pas réagi en entendant ton pseudonyme. Tu lui aurais dit que tu t’appelais Victor Hugo ou Paul Valery, ça n’aurait rien changé. Il fallait juste éviter les noms de footballeurs.

« - On vient de vous envoyer ? » Tu te demandes s’il répète la phrase afin de la comprendre ou de gagner du temps. Tu décides d’y aller au bluff.

« - Oui, quand il y a un mort, on préfère avoir des infos de première main, plutôt que d’écrire n’importe quoi… »

« - Ah ben ça vous changera ! »

Anti journalisme primaire. Tu laisses pisser.

« - De toutes façons, le type s’est jeté du dernier étage, il ne pouvait pas se louper ! »

Un frisson court le long de ton échine. Le cauchemar continue.

« - Je peux passer, s’il vous plaît ? C’est important ! »

Le flic te jette à nouveau un regard de merlan frit.

« - Vous allez surtout dégager d’ici et attendre le communiqué officiel »

Et merde. Tu prenais soin de ta Ford. Tu étais fier de son état, pour un véhicule de dix ans. Tu passes la marche arrière. Tandis que tu recules, ton nouvel ami continue à te toiser. Comme il s’apprête à rejoindre ses collègues, tu poursuis, toujours en marche arrière, mais de plus en plus vite. Puis tu braques tout. Demi-tour, le cul de la Cougar face au barrage. Tu accélères à nouveau, toujours en marche arrière. Tu défonces les deux panneaux ainsi qu’une moto, sous les yeux médusés des gendarmes. Sûr, ils vont dégainer. Ce sera juste la deuxième fois de la journée que tu te fais tirer dessus. Tu poursuis ton travelling arrière. Tu aperçois enfin le macchabée. Allongé, au milieu de la chaussée. Recouvert d’une couverture brillante. Sauf la tête, ou ce qu’il en reste. L’arrière du crâne a éclaté à l’atterrissage, ce qui donne la curieuse impression d’un visage qu’on aurait directement collé au sol, un peu comme une installation artistique. Un Dali vivant. Ou plutôt une nature morte. Comment peux-tu avoir de pareilles idées à la con, en regardant ce qui reste de ton pote Steph ?

Tu as contrebraqué : ta voiture se trouve face à la route, avec les flics au cul. Quitte à te faire de nouveau tirer comme un lapin, autant reproduire une situation qui t’a réussi. Tu accélères à fond de première, puis à fond de deux, comme ils disent en rallye. Tu renverses une autre moto avec l’aile avant droite, avant d’exploser la seconde barrière. Tu sens une balle siffler juste à côté de ton oreille gauche. Le pare brise éclate vers l’extérieur. Tes roues arrières viennent aussi d’éclater, simultanément. Tu finis de traverser le barrage, en essayant de garder le contrôle. Il faut que tu gagnes encore quelques dizaines de mètres. Tu entends les jantes qui cognent sur le pavé. La Cougar est devenue une épave impilotable. Coup de frein à main, pour la mettre en travers. Tu entends des cris, mais tu ne te retournes pas. Tu cours vers les quais de Seine, à une vitesse que tu n’as sans doute jamais atteinte auparavant sur tes deux jambes. L’eau. Tu plonges. Tu es un excellent nageur. Et un plongeur hors pair. Le roi de l’apnée. C’est le moment de mettre ton talent à l’épreuve. Dieu, que la Seine a un goût dégueulasse !

(Source : Journal l'offre d'emploi - exclusivité Web - été 2010)

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