l'offre d'emploi

Votre site et journal 100% emploi


Imprimer la page JOB Stories - En vers et contre tous

Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

EN VERS ET CONTRE TOUS

L'APEPE (Agence Pour l'Emploi des Personnes Écrivantes) fut créée en 2034, à partir d'un postulat simple. Pour réduire le déficit des caisses de l'État, l'âge du départ à la retraite avait été repoussé à soixante-quinze ans. Dans ce contexte, il fallait renforcer l'employabilité des ' vieux '. Le gouvernement avait alors décidé de créer un secteur réservé.

En 2040,  je fêtais mon soixante-neuvième anniversaire, lorsque l'agence de réseaux sociaux qui m'embauchait en tant que community manager déposa son bilan. Ses méthodes, fondées sur les échanges écrits, étaient devenues obsolètes : le marché appartenait désormais aux fournisseurs de réalité augmentée.

À quoi bon s'encombrer de mots, alors qu'il était possible de créer, en temps réel et en vidéo, l'ensemble des flux nécessaires à une bonne communication entre les gens ?

Grâce aux capteurs GPS intégrés, avec générateurs 3D, chacun portait en lui sa sphère de communication personnelle. La langue écrite était tombée en désuétude : les prévisionnistes les plus optimistes lui prédisaient une vingtaine d'années de survie... Le temps que notre génération disparaisse !

D'ici là, j'étais contraint de pousser la porte de l'APEPE, pour trouver un nouveau travail qui me permettrait de cotiser durant mes six années restantes d'activité.

L'APEPE était un organisme autogéré : nous n'avions plus accès aux emplois généraux, mais, en contrepartie, les plus jeunes ne pouvaient pas postuler à ce type de jobs.

Le niveau 1 concernait les primaux accédants alphabétisés. Les postes étaient proposés selon les qualifications. Compte tenu de mon habileté dans le maniement du langage écrit, on me proposa deux emplois. Ils apparurent sous la forme de fiches holographiques, expliquées d'une voix suave par une opératrice virtuelle :

Vocalisateur de signalisation routière (Niveau 1.1) :

Ce travail hautement qualifié consiste à enregistrer, sur encodeur vocal, l'ensemble des messages indiqués par les panneaux de circulation d'une zone donnée, afin d'en permettre la lecture audio par les caméras de reconnaissance des véhicules. Votre élocution doit être claire, votre prononciation correcte ainsi que votre maîtrise des subtilités de la syntaxe écrite.

Simplificateur de langage (Niveau 1.3) :

Vous serez chargé de traduire, en néo français, des documents rédigés en vieux français (avec ponctuation, accents et ancienne orthographe). Vous fournirez vos fichiers aux intégrateurs chargés de les convertir en éléments audio ou vidéo. Votre compréhension du vieux français est parfaite et vous maîtrisez les règles du néo français, telles que codifiées dans la charte SMS de 2018.

Je n'avais pas assez confiance dans ma maîtrise de ce que j'appelais encore, familièrement, le ' langage SMS '. Et puis, j'avais envie de déplacements, de variété. J'acceptais donc le poste de vocalisateur de signalisation routière.

On mit à ma disposition un véhicule, ainsi qu'un technicien de niveau deux. Ce dernier était chargé de placer les puces de reconnaissance derrière chaque panneau encodé. Comme nous étions de la même génération, j'en déduisis qu'il comprenait le langage écrit : nous allions bien nous entendre.

Le premier jour se déroula sans anicroches. J'encodais une cinquantaine de panneaux directionnels, m'efforçant de prononcer les noms des villes et des lieux-dits en respectant les spécificités de langage de la région concernée.

Le rituel était, à chaque fois, le même : lorsque nous arrivions devant un panneau, Pascal, mon équipier, positionnait des balises d'alerte travaux pour inciter les véhicules à ralentir. Puis il insérait une puce dans l'encodeur. Je prononçais les noms, nous vérifiions la qualité de l'enregistrement. Enfin, Pascal fixait sur le panneau concerné un émetteur, dans lequel il intégrait la puce enregistrée. En guise d'ultime contrôle, nous repassions sur la route pour vérifier la vitesse, la synchronisation et la qualité de la synthèse vocale.

Tout fonctionna parfaitement durant les deux premières semaines. Pascal se révéla être un chic type, avec beaucoup d'humour, et nous passions nos longues heures de déplacement à parler de nos passés respectifs.

Avant d'atterrir à l'APEPE, il était enseignant. Comme moi, il avait connu l'époque des profs de latin et de grec. A la fin du XXème siècle, on enseignait non seulement l'écriture, mais aussi les langues mortes !

L'idée me vint au cours d'une de ces discussions interminables, durant lesquelles nous évoquions nos écrivains préférés. Certains avaient bénéficié d'un traitement audio ou vidéo de leurs œuvres. Mais la plupart, notamment les poètes, disparaîtraient lorsque serait incinéré le papier de leurs livres, devenus incompréhensibles à l'humanité en devenir. J'avais emporté avec moi Le roman inachevé, d'Aragon.

Au moment d'encoder une déviation, je m'amusai à lire, à la place de la direction indiquée, cette strophe :
Les beaux habits du soir un à un que l'on quitte

Tombent indolemment sur l'aube des planchers

On dirait que notre fantôme les habite

Pascal sourit, mais au lieu d'attendre que je corrige, il ôta la puce de l'encodeur et la fixa sur le panneau.

Cet épisode marqua le début de notre délire. En trois mois, nous avions construit un véritable jeu de piste, constitué de rimes. Un territoire fait de mots oubliés, que chaque véhicule prononçait à son passage, transformant la géographie du pays en une vaste poésie.

À la fin du trimestre, Pascal et moi fûmes convoqués à l'APEPE. M'attendant au pire, j'avais préparé ma lettre de démission. Le directeur - un niveau 1 d'au moins quatre-vingts ans, qui avait renoncé à prendre sa retraite – nous reçut dans son bureau.

' - Messieurs, je pense que vous savez pourquoi vous êtes ici... '

Je commençai à bredouiller une excuse, mais il m'interrompit.

' - Non, je ne veux rien savoir ! On vous a confié une responsabilité, et vous nous avez mis face aux nôtres. Les gens ont appelé, par milliers. Ils ont saturé nos répondeurs de messages vidéo. Certains pleuraient. D'autres s'étaient perdus et souhaitaient ne jamais retrouver leur route. Vous avez généré le plus gros buzz de ces dernières décennies. Ils veulent savoir qui sont les poètes que vous avez cités. Ils ont envie de découvrir leurs œuvres, de les lire ! Vous leur avez donné la soif d'apprendre ! '

Les larmes étaient montées aux yeux du directeur. Pascal et moi faisions au mieux pour contenir les nôtres. Pour la première fois de nos existences, nous nous sentions utiles.

 

(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition novembre 2010)