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Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?

DE L'AUTRE COTE

Elle attendait, assise sur une chaise en plastique moulé de couleur orange.

Il s'agissait d'un ensemble de trois coques ergonomiques, reliées par une barre métallique, comme on en trouve dans la plupart des Pôle Emploi. Un mobilier solide, dont la teinte est supposée apporter un peu de gaité, donner un soupçon d'optimisme.

Elle avait choisi celle du milieu. Depuis que j'exerçais comme conseillère, j'avais établi que, statistiquement, cette place était occupée par les profils les plus intéressants. Les stressés préféraient la chaise de gauche, car il leur suffisait d'étendre la main pour accéder au présentoir, sur lequel étaient placées la plupart de nos brochures. Les je-m'en-foutistes et les désespérés optaient pour celle de droite : la plus proche de la sortie. Les personnes sûres d'elles s'asseyaient spontanément sur la chaise du milieu, pour attendre leur tour.

Elle portait un ensemble Courrège de tissu blanc, ourlé de rouge. Les boutons de sa veste étaient également écarlates. Elle n'aurait pas déparé dans un film des années soixante. Son maquillage, quoique léger, paraissait élaboré. À l'appel de son nom, elle se leva, me sourit et tendit une main que je refusai.

" - Consignes contre les pandémies. Depuis H1N1, nous n'avons plus le droit de toucher les gens, désolée ".

Elle rit, mais n'en parut pas affectée.

" - Les pandémies ? Avec moi, vous n'avez rien à craindre ! "

L'entretien commença par les questions habituelles. Ses réponses étaient claires, le ton direct.

" - J'ai décidé de changer d'activité, de me former à un nouveau métier... "

" - Et quelle était votre précédente profession ? "

" - Je travaillais dans la nécrotique "

" - La nécrotique ? C'est en relation avec... "

" - ... la mort, les cadavres, tout ça oui. "

" - Ah d'accord... Et vous étiez salariée de quelle société ? "

"  - J'étais indépendante, j'exerçais ma profession en libérale. Mais depuis quelque temps, je n'en pouvais plus. Le surmenage. Toujours devoir s'habiller en noir, accompagner la fin des clients, ne rien connaître d'eux, à part leurs dernières paroles : à la longue, ça épuise !... "

"  - Donc, vous avez cédé votre activité ? "

"  - Même pas ! Ce métier n'intéresse plus personne. Trop de travail et peu de satisfactions... Les gens meurent dans tant de circonstances différentes : famines, SIDA, épidémies, cancer, accidents, meurtres, suicides... Chaque fois, il fallait être présent, faire le ménage, prévenir les retours d'âmes... Avant, j'avais un associé, Monsieur Charon, qui s'occupait du transport. Fluvial, uniquement. Avec l'arrivée des technologies modernes, il ne suivait plus. Il a raccroché, il y a déjà un bout de temps. Maintenant, c'est à mon tour d'abandonner... "

Je m'appesantis sur ce regard fatigué, qui portait en lui toutes les misères du monde. Bien sûr que c'était elle ! L'instinct humain nous permet de la reconnaître, même si on ne l'a jamais vue de près.

" - Et alors ? Du coup, ça va se passer comment ? C'est terminé ? On ne mourra plus ? "

" - À votre place, je ne prendrais pas cet air joyeux, Mademoiselle... Vous avez quel âge ? Une petite trentaine ? Moins de quarante ans, en tout cas ? "

J'acquiesçais. Elle poursuivit.

" - Ne pas mourir ne signifie pas ne plus vieillir. À 90 ans, vous serez fatiguée, percluse de rhumatismes, abandonnée par votre famille, voire gravement malade ou infirme. Ce ne sera que le début de votre souffrance. L'entrée en matière de votre éternité. Votre corps continuera à se délabrer, votre esprit se dessèchera... Il vous faudra moins de 150 ans pour comprendre que ne pas mourir, c'est ça, le véritable enfer ! "

" - Mais... Vous ne pouvez pas faire ça, vous n'allez pas abandonner la partie... "

" - Oh si, et sans regret ! On m'a honnie, vilipendée, accusée des pires injustices. Je décide d'arrêter et pour un peu, vous me supplieriez de vous tuer, là, maintenant, plutôt que d'affronter votre immortalité. Il est clair que, dès les prochaines semaines, il faudra vous habituer aux visions d'horreur. Les accidents ne cesseront pas, mais ils ne seront plus mortels. Imaginez tous ces membres sectionnés, ces ventres ouverts, ces mutilations qui n'empêcheront nullement aux victimes de vous infliger, pour toujours, leurs chairs à vif... Ah, elle va être jolie, l'humanité ! Et je ne vous parle même pas de la surpopulation ! "

Je ne savais plus quoi dire. J'avais envie de me jeter par la fenêtre, mais à quoi bon, si c'était pour me retrouver disloquée et vivante ? J'essayai de poursuivre l'entretien...

" - Et sinon, vous souhaiteriez vous réorienter vers quelle profession ? "

Je vis son sourire s'élargir, illuminer son visage. Toute trace de fatigue avait disparu lorsqu'elle me répondit, les yeux emplis de bonheur.

" - Je voudrais exercer le plus beau métier du monde : sage-femme ! "

 

(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition septembre 2010)